Phase précontractuelle : règles régissant la négociation (les pourparlers) et sa rupture abusive

La rupture de la négociation précontractuelle
Article 1121, alinéa 1 du code civil
L'initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi.
Article 1121, alinéa 2 du code civil
En cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance d'obtenir ces avantages.
Il en résulte que :
- les négociations sont libres et que les parties peuvent y mettre fin à tout moment ;
- la rupture unilatérale des pourparlers ne saurait constituer, en soi, un fait générateur de responsabilité ;
- la rupture des pourparlers ne peut, en elle même, être fautive, quand bien même elle causerait un préjudice au partenaire ;
- l'exercice du droit de rupture des pourparlers est susceptible d'engager la responsabilité de celui qui l'exerce lorsqu'un abus est caractérisé ;
- pour engager la responsabilité de l'auteur de la rupture des pourparlers la victime devra établir l'existence d'une faute ;
- l'exercice abusif ou fautif du droit de rompre les pourparlers peut notamment se déduire de la brutalité de la rupture, l'avancement des pourparlers, la croyance légitime du partenaire en la conclusion du contrat, l'absence de motifs légitimes, la mauvaise foi.
Cour d'appel de Chambéry, 12 décembre 2023, n° 21/00645
A la suite de l'offre d'achat émise par M. [I] [G], et acceptée par le vendeur, la société Casa, le 21 novembre 2017, un projet de contrat de réservation au nom de M. [E] [X], avec faculté de substitution, a été adressé par Me [P], notaire du vendeur, à Me [T], notaire de l'acquéreur. Ledit contrat prévoyait le versement d'un dépôt de garantie de 5% du prix, 148 250 euros, à verser concomitamment à sa signature, qui devait avoir lieu le 31 janvier 2018 au plus tard, ainsi que, au sein du 'chapitre V- réalisation de la vente' l'obligation pour le réservant de convoquer le réservataire, dans un délai qui ne serait pas inférieur à huit jours, par simple lettre recommandée, et faute pour le réservataire d'avoir signé à la date fixée par le réservant et sauf résiliation amiable, sommation de se présenter chez le notaire pour signature devait être délivrée 8 jours à l'avance au réservataire par le réservant, lequel retrouverait sa liberté à défaut pour le réservataire de s'être présenté pour régulariser l'acte.
Il ressort des déclarations des parties qu'un projet des travaux envisagés a été adressés au vendeur fin janvier 2018, et que le 5 janvier 2018, la société Casa transmettait le devis chiffré par son maître d'oeuvre pour les modifications, de 148 376,40 euros TTC, ce qui permettait de calculer le montant du dépôt de garantie.
Ce même jour, la société Casa informait la société Vallat immobilier que le dépôt de garantie devait être versé avant le 9 février 2018, ce qui était fait par virement de 153 750 euros, réalisé à cette date, à Me [T], lequel informait Me [P] par courrier du 14 février 2018.
Prenant prétexte du versement du dépôt de garantie entre les mains de Me [T] et non entre les mains de Me [P], ou des travaux modificatifs acquéreurs qui se sont transformés en une refonte totale du projet, la société Casa fait valoir qu'elle était en droit de rompre les pourparlers en cours. Pour autant, il doit être rappelé que le délai de signature n'était expiré que de quelques jours, et que la société appelante, réservante, n'a pas respecté ses propres obligations, qui étaient d'adresser une lettre recommandée au réservataire afin de fixer une date de signature, et en second lieu une sommation de comparaître chez le notaire, ne pouvant se délier de son engagement qu'à ces conditions.
En concluant un contrat de réservation avec un tiers, alors qu'elle avait connaissance des diligences réalisées par M. [G], M. [X], qui avaient transmis les travaux modificatifs acquéreur, lesquels ne renchérissaient le projet que d'un coût de 148 376,40 euros TTC, pris totalement en charge par l'acquéreur et non significatif au regard de l'ampleur du projet, et sans les informer directement, et selon les règles prévues de la date de signature du contrat avec versement du dépôt de garantie, la société Casa a fait preuve de mauvaise foi.
Cour d'appel de La Réunion, 19 mars 2025, n° 23/01653
Il ressort des termes de la première lettre d'intention adressée par la société Greko à la société Chane-Hive le 16 février 2021 que le périmètre de l'acquisition était défini comme suit :
- la clientèle, l'achalandage, l'enseigne et le nom commercial, le droit de se dire successeur de la société Chane-Hive SA au titre de son fonds de commerce;
- la propriété et/ou les droits d'exploitation des marques exploitées par la société Chane-Hive SA;
- le bénéfice de tout contrat de sous-traitante conclu entre la société Chane-Hive SA et ses partenaires industriels ;
- le matériel et mobiliers servant à l'exploitation de l'activité de distribution de boissons;
- le bénéfice de tous contrats, traités et marchés se rapportant à l'eploitation de l'activité de distribution de boissons.
Après plusieurs échanges, la lettre d'intention du 17 mars 2021 réitérée par la société Greko a été signée le 18 mars 2021 par la société Chane-Hive, avec un accord des parties pour la réalisation de la cession au plus tard le 1er août 2021.
#1 projet de cessionLe 20 mai 2021, la date de reprise éventuelle du fonds de commerce a été reportée au 1er septembre 2021 et a été reportée le 1er novembre 2021 suivant modification de la lettre d'intention du 17 mars 2021 par une nouvelle offre du 19 juillet 2021 portant toujours mention du même périmètre de la cession avec un prix d'acquisition de 437 000 euros.
Par courriel du 27 juillet 2021, M. [M], dirigeant de la société Chane-Hive a porté à la connaissance de la société Greko que le conseil d'administration s'était prononcé favorablement sur le principe de l'offre faite nécessitant toutefois d'être approfondie en précisant le timing suivant qu'il demandait à la société Greko d'accepter :
'1°) établissement du projet de compromis puis réunion du conseil d'administration de la société Chane-Hive pour délibérer sur ce projet, afin de ml'autoriser à le régulariser ;
2°) immédiatement après la signature du compromis, convocation de l'AGE de la société Chane-Hive en vue d'obtenir l'agrément de la cession par les actionnaires et dans le même temps convocation du CSE pour évoquer le projet de cession ;
3°) si les actionnaires valident le projet de cession, il sera sollicité les agréments nécessaires auprès des fournisseurs, et il sera donné l'information aux salariés de Chane-Hive du projet de cession leur ouvrant ainsi pendant deux mois le droit de présenter une offre d'achat.
Sous réserve d'établir rapidement le projet de compromis, la cession au 1er novembre semble tout-à-fait jouable d'autant que l'inspection du travail vient de valider la rupture conventionnelle des contrats de travail de Messieurs [B] et [R]'.
Par courriel du 28 juillet 2021, la société Greko présentait à M. [M] une proposition concernant le cas de M. [W], salarié de la société Chane-Hive pour lequel celle-ci avait fait entendre qu'elle n'envisageait pas de supporter le montant de l'indemnité de sa fin de contrat.
La société Greko proposait de prendre à sa charge l'indemnité conventionnelle à hauteur de 20000 euros, proposition acceptée par la société Chane-Hive le 2 août 2021.
Par courriel du 4 août 2021, les parties se sont également entendues sur l'indemnité légale et conventionnelle devant être versée à M. [O], directeur général de la société Chane-Hive pour un montant de 100 000 euros.
Les parties ont ensuite échangé à partir du projet de compromis de cession du fonds de commerce préparé par le cabinet d'avocats Lexcap pour le compte de la société Greko tandis que M. [M] était quant à lui chargé de valider le projet pour le compte de la société Chane-Hive.
#2 conseil d administrationCe dernier a ainsi saisi le conseil de la société Greko par courriel du 13 août 2021 afin d'être fixé sur les dernières modifications souhaitées afin qu'il puisse convoquer le conseil d'administration devant délibérer sur l'autorisation à obtenir pour signer le compromis.
Par courriel du 13 août 2021, le conseil de la société Greko a répondu aux diverses sollicitations point par point en formulant au point n°4 deux propositions distinctes suivant reprise ou non du contrat de travail de M. [O] accompagnée dans cette hypothèse de la reprise de l'ensemble du matériel utilisé par le directeur général (bureau, ordinateur portable, téléphone professionnel et véhicule de direction) et dans l'hypothèse d'une absence de reprise du directeur général, il a été proposé la majoration du prix d'acquisition du fonds de commerce au coût de 550 000 euros.
M. [M] a indiqué en retour le 16 août 2021 que le conseil d'administration devait se dérouler le 17 août 2021.
Par courriel du 17 août 2021, M. [M] a indiqué à la société Greko que :
' Le conseil d'administration de la société Chane-Hive s'est tenu après qu'elle ait reçu dans la journée d'hier une mise en demeure du préfet, ce qui a sérieusement perturbé les débats d'aujourd'hui.
Le conseil, après avoir agréé à nouveau le principe de la proposition d'achat de la société Greko, a constaté, compte tenu des imprécisions encore à fixer et des complications liées à la mise en demeure préfectorale, qu'il serait matériellement très difficile, voire impossible, de tenir la date du 1er novembre fixée pour l'entrée en jouissance de la société Greko et a souhaité différer la tenue de l'assemblée générale extraordinaire jusqu'au moment où tout sera clarifié'.
M. [M] a adressé à la société Greko un extrait du rapport de la visite de l'inspection des installations classées pour la protection de l'environnement effectuée le 12 juillet 2021 selon lequel il a été constaté que le mémoire de cessation d'activité n'avait pas été réalisé, que celui-ci était envisagé pour fin août et que la libération du site au 19 septembre 2021 semblait difficilement envisageable.
M. [M] expliquait ensuite au conseil de la société Greko par courriel du 20 août 2021 que le conseil d'administration avait retenu le principe de l'option de cession du fonds au prix de 437000 euros sans que n'ait cependant été clarifiée la relation contractuelle de M. [O] avec la société Greko ni le périmètre du transfert du matériel et du mobilier et a expliqué que les conséquences de la mise en demeure avaient conduit les administrateurs à faire preuve de prudence, raison pour laquelle le projet avait été différé.
La société Greko a cependant maintenu son offre mais la société Chane-Hive a indiqué prendre acte de la fin des négociations par courriel du 25 août 2021 compte tenu du fait que la première restait fixée sur la date limite d'entrée en jouissance à la date du 1er novembre 2021.
Ce faisant, la société Chane-Hive a ainsi laissé entendre que la société Greko était à l'initiative de la rupture des négociations entre les parties.
Il découle de l'ensemble des éléments versés aux débats que les pourparlers contractuels engagés depuis le mois de février 2021, soit depuis six mois, avaient permis de concrétiser le principe d'un accord sur les conditions de la cession du fonds de commerce concernant son périmètre, le prix ainsi que les modalités particulières ayant donné lieu à des échanges successifs s'agissant de la reprise des salariés et du paiement des indemnités conventionnelles de rupture.
Les négociations étaient ainsi particulièrement avancées lorsqu'il y a été mis un terme en raison de la mise en demeure adressée à la société Chane-Hive par le préfet aux fins de déclassement du site industriel, la société ayant indiqué ne pas pouvoir concrétiser le projet de cession dans les délais fixés par les parties au 1er novembre 2021.
L'appelante soutient cependant à juste titre que la délivrance de la mise en demeure était sans incidence sur le projet de cession du fonds de commerce de la société Chane-Hive puisque la vente envisagée ne portait pas sur le site industriel et il est également avéré que la société Chane-Hive n'avait pas évoqué cet élément lors des pourparlers alors qu'elle avait fait l'objet d'une visite sur site le 12 juillet 2021.
Il est également établi que dans les suites de la réunion du conseil d'administration du 17 août 2021, les négociations ont été rompues de manière brutale et unilatérale par la société Chane-Hive, notamment en l'état du courriel du 25 août 2021 susvisé, et ce, en dépit des échanges initiés par la société Greko tendant à la poursuite des pourparlers.
La société Chane-Hive a ainsi mis un terme aux pourparlers en invoquant un motif non légitime car dépourvu de toute incidence sur le projet de cession du fonds de commerce envisagé par les parties dont l'avancée des négociations avait légitimement permis à la société Greko de croire en sa concrétisation.
Si la rupture de la négociation précontractuelle est fautive, son auteur peut être condamné à indemniser la victime. Cependant, le législateur a exclu les préjudices ayant pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance d'obtenir ces avantages.
Cour de cassation, chambre commerciale, 5 juin 2024, n° 23-14.904
Pour condamner la société IKKS à payer à la société Samsoë & Samsoë la somme de 90 000 euros à titre de dommages et intérêts, l'arrêt retient que celle-ci a subi une perte de chance d'acquérir le fonds de commerce à des conditions économiques satisfaisantes pour s'implanter dans un quartier commerçant réputé de la capitale. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a indemnisé une perte de chance d'obtenir des avantages attendus du contrat non conclu, a violé le texte susvisé.
La nécessité de preuve de la négociation
En cas de rupture fautive de la négociation, l'action en réparation ne va aboutir que si la preuve de l'existence de la négociation est matérialisée.
Cour d'appel de Bordeaux, 6 septembre 2023, n° 21/03011
La cour relève cependant que Mme [O] ne produit aucun élément de nature à établir la matérialité des échanges allégués avec M. [R] pour l'acquisition du fonds de commerce litigieux. Il n'est versé aucun échange à ce titre, aucun projet, aucun écrit émanant de l'appelant, de sorte qu'il ne peut être retenu que celui-ci se serait engagé d'une quelconque manière envers l'intimée, l'absence de réponse de M. [R] à la mise en demeure qui lui a été adressée le 12 juin 2019 par le conseil de Mme [O] ne pouvant être qualifiée de preuve à cet égard.
La preuve de l'existence de la négociation peut être une lettre d'intention ou un protocole d'accord.
Cour d'appel de Toulouse, 14 juin 2023, n° 21/02706
Une lettre d'intention ou un protocole d'accord visent alors dans ce cadre à exprimer une intention de parvenir à la conclusion d'un contrat futur ou à définir le cadre et les limites d'une négociation qui va se dérouler. Ils n'ont n'a pas de valeur contractuelle par eux-mêmes.
Dès lors, les parties ne sont pas engagées définitivement et sont libres de mener les discussions comme elles l'entendent, de changer d'avis voire de rompre leurs relations, y compris de manière unilatérale, sous réserve que cette rupture ne soit pas constitutive d'un abus par absence de motif légitime ou comportement de mauvaise foi.
Celle des parties qui connaît une information dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre doit l'en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant.
Néanmoins, ce devoir d'information ne porte pas sur l'estimation de la valeur de la prestation.
Ont une importance déterminante les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties.
Il incombe à celui qui prétend qu'une information lui était due de prouver que l'autre partie la lui devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu'elle l'a fournie.
Les parties ne peuvent ni limiter, ni exclure ce devoir.
Outre la responsabilité de celui qui en était tenu, le manquement à ce devoir d'information peut entraîner l'annulation du contrat dans les conditions prévues aux articles 1130 et suivants.
La précision de la Cour de cassation sur les conditions relatives au devoir d'informations précontractuelles
Cour de cassation, chambre commerciale, 14 mai 2025, n° 23-17.948 ⬇️
La Cour de cassation a eu l'occasion de préciser les conditions d'application de l'article 1112-1 du Code civil en énonçant qu'il résulte de l'article 1112-1 du code civil que le devoir d'information précontractuelle ne porte que sur les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties, et dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre partie.
Par cet arrêt, la Cour de cassation impose alors deux conditions :
- La première condition : le devoir d'information précontractuelle doit avoir un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties ;
- La deuxième condition : l'information précontractuelle précisée dans la première condition doit être déterminante pour le consentement de l'autre partie.
Nous pouvons donc en déduire que toutes les informations précontractuelles ayant un lien directe et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties ne sont pas forcément déterminante pour le consentement de l'autre partie.
La protection des informations confidentielles échangées lors de la négociation
Article 1112-2 du code civil
Celui qui utilise ou divulgue sans autorisation une information confidentielle obtenue à l'occasion des négociations engage sa responsabilité dans les conditions du droit commun.
Mais il est conseillé d'établir un accord de confidentialité précisant les droits et obligations des parties. Dans ce cas, l'article 1112-2 du Code civil s'applique sous réverse des termes prévus par l'accord de confidentialité.
Par exemple, il est possible que l'accord de confidentialité stipule que les engagements des parties cesserait d'être en vigueur à la date à laquelle les informations confidentielles tomberaient dans le domaine public (Cour d'appel de Paris, 17 janvier 2025, n° 21/18839).
Nous pouvons également préciser la durée de la confidentialité.