La liberté d’expression artistique et la dignité humaine 

Cour de cassation, Assemblée plénière, 17 novembre 2023, pourvoi no 21-20.723 ⬇️

➡️L’essentiel

Selon l’article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la liberté d’expression, qui englobe la liberté d’expression artistique, peut être soumise à certaines restrictions ou sanctions à condition qu’elles soient prévues par la loi et qu’elles poursuivent un des buts légitimes énumérés à cette disposition.

Si l’essence de la Convention est le respect de la dignité et de la liberté humaines, la dignité humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l’article 10, § 2, de la Convention, de sorte qu’elle ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression et l’article 16 du code civil, créé par la loi no 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, ne constitue pas à lui seul une loi, au sens de cette disposition.

 

L’arrêt ci-dessus a été rendu par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie par ordonnance de son premier président au visa des articles L. 421-3, L. 431-6 et L. 431-7 du code de l’organisation judiciaire, à la suite d’une première cassation.

L’exposition intitulée « You are my mirror ; L’infamille »

Dans cette affaire, un fonds régional d’art contemporain (ci-après, le « FRAC ») avait organisé dans le courant de l’année 2008 une exposition intitulée « You are my mirror ; L’infamille », regroupant notamment des écrits rédigés par un artiste, lesquels visaient à faire éprouver au public des émotions en le confrontant au thème des violences intrafamiliales. Présentées sous la forme de petits mots affectueux qu’un parent peut laisser à ses enfants, ces lettres comprenaient des formules telles que : « Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves » ; « Les enfants, nous allons vous couper la tête » ; « Les enfants, nous allons vous sodomiser et vous crucifier ».

La plainte d’une association contre l’exposant

Une association avait saisi en vain le procureur de la République des chefs de diffusion de messages à caractère violent ou pornographique susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur. Elle soutenait devant le juge civil qu’elle avait subi un préjudice et en demandait la réparation dans le cadre de la lutte qu’elle menait contre « l’étalage public de la pornographie et de tout ce qui porte notamment atteinte à la dignité de la femme et au respect de l’enfant ».

Elle a ensuite décidé de saisir le juge judiciaire d’une action en indemnisation.

Par jugement du 21 novembre 2013, le tribunal de grande instance de Metz a condamné le FRAC à lui payer un euro à titre de dommages-intérêts.

Sur appel du FRAC, la cour d’appel de Metz, par arrêt du 19 janvier 2017, a infirmé le jugement et rejeté les demandes de l’association. Elle a retenu que l’article 16 du code civil n’avait pas de valeur normative et ne faisait que renvoyer au législateur l’application des principes qu’il énonce.

L’association a formé un pourvoi contre cette décision, que la première chambre civile de la Cour de cassation a cassée partiellement et annulée au motif que « le principe du respect de la dignité de la personne humaine édicté par l’article 16 du code civil est un principe à valeur constitutionnelle dont il incombe au juge de faire application pour trancher le litige qui lui est soumis ». L’affaire a été renvoyée devant la cour d’appel de Paris.

Cependant, avant que l’affaire ne soit rejugée par la cour d’appel de renvoi, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a, par arrêt rendu le 25 octobre 2019 dans une affaire concernant des injures publiques contre une personne identifiée, jugé que « la dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » et que, « si elle est de l’essence de la Convention (CEDH, 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni, no 20166/92, § 44), elle ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression ».

La cour d’appel de renvoi, transposant à la présente espèce les motifs de l’arrêt d’assemblée plénière, a retenu qu’en l’absence d’atteinte à des droits concurrents à la liberté d’expression, tels que le droit au respect de la vie privée et le droit à l’image, le principe de dignité humaine ne constitue pas à lui seul un fondement autonome de restriction à la liberté d’expression justifiant que soit effectué un contrôle de proportionnalité et, par conséquent, a rejeté la demande d’indemnisation formée par l’association.

C’est dans ce cadre que l’assemblée plénière de la Cour de cassation a été saisie pour statuer sur le second pourvoi de l’association et se prononcer sur la portée de son précédent arrêt du 25 octobre 2019, dans le cas où l’expression en cause ne vise aucune personne en particulier.

Ce nouveau pourvoi posait la question suivante :

La protection de la dignité de la personne humaine pouvait-elle constituer un motif autonome de restriction à la liberté d’expression, en particulier de la liberté d’expression artistique ?

 

Plus précisément, il s’agissait de savoir si cette expression, lorsqu’elle ne porte pas atteinte à un droit protégé par un texte spécial tel que l’article 9 ou l’article 16-1-1 du code civil, ou la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, peut faire l’objet d’une restriction sur le fondement de la protection de la dignité de la personne humaine, telle qu’elle est prévue à l’article 16 du code civil, aux termes duquel : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »

Le principe de la liberté d’expression

Pour y répondre, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a, tout d’abord, rappelé que le principe de la liberté d’expression, garanti par l’article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, englobe la liberté d’expression artistique, qui constitue une valeur en soi et qui protège ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art et que cette liberté peut être soumise à certaines restrictions, en application du paragraphe 2 de cet article à condition, d’une part, qu’elles soient prévues par la loi et, d’autre part, qu’elles poursuivent l’un des buts légitimes énumérés par cette disposition (la sécurité nationale et la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire).

Le principe de dignité de la personne humaine

L’assemblée plénière a retenu, ensuite, que, si la protection de la dignité de la personne humaine constitue, pour la Cour européenne, « l’essence de la Convention », elle ne figure pas, en tant que telle, parmi les motifs de restriction limitativement énumérés à l’article 10, § 2.

Dans l’arrêt commenté, l’assemblée plénière réaffirme ainsi le principe énoncé dans son arrêt du 25 octobre 2019 précité.

En outre, elle juge que l’article 16 du code civil, sur lequel l’association a fondé son action, ne peut constituer en lui-même une base légale de restriction au sens de l’article 10, § 2, de la Convention.

Dès lors, le pourvoi de l’association est re